« Dans le cas du projet muséal de la conserverie Alexis Le Gall, je pense qu’on peut davantage parler de matrimoine que de patrimoine puisque la conserverie de Loctudy fut davantage une affaire de femmes. Quatre-vingt-dix pourcent du personnel de l’usine est féminin et le trio à la tête de la conserverie l’est également au deux tiers. Ce qui m’importe dans ce projet, c’est de restituer la mémoire de toutes ces femmes, que ce soit les ouvrières ou les deux patronnes. J’estime que c’est très important de raconter cette histoire-là. La mémoire des hommes du littoral a déjà été racontée à maintes occasions au sein de différentes structures muséales. En revanche, ce n’est pas le cas pour la mémoire des femmes du littoral. » Marie Prigent-Viegas, conservatrice du patrimoine

Après un début de carrière en tant que conservatrice du patrimoine attachée à des institutions muséales, Marie Prigent Viegas a décidé d’exercer son métier en tant qu’indépendante. Cette liberté retrouvée lui permet de participer à la mise en place de projets muséaux très diversifiés et originaux, à l’image du projet muséal de la conserverie Alexis Le Gall à Loctudy, sur lequel elle travaille depuis son lancement en 2016. Passionnée par les recherches historiques et l’approche ethnographique des musées de société, cette conservatrice du patrimoine a su mettre sa rigueur professionnelle au service du projet de la conserverie.

 

 

son parcours professionnel

J’ai commencé par des études en histoire de l’art. J’ai ensuite complété mon cursus universitaire par une formation en gestion de projets culturels. Mes études m’ont mené de Quimper à Rennes, puis de Rennes à Paris. Lorsque je suis arrivée dans la capitale, j’ai commencé par travailler pour de grands musées nationaux à l’image du musée u Louvre. Je suis par la suite revenue sur Quimper pour travailler au musée des beaux-arts. Au bout d’un certain temps, je me suis rendue compte que les beaux-arts n’étaient pas forcément ce qui me passionnait le plus dans mon métier. J’ai pris conscience que les musées de société me parlaient davantage en raison de leur approche ethnographique, centrée sur l’humain et le sensible.  A la suite de ce déclic, j’ai travaillé pour des musées tournés vers les questions maritimes, tels que le musée de la pêche de Concarneau. J’ai également dirigé plusieurs années le musée bigouden de Pont-l’Abbé.

Au bout de quelques années au musée bigouden, j’ai décidé de prendre un nouveau virage et d’exercer mon métier de conservatrice du patrimoine en tant qu’indépendante. Mes missions sont du même ordre qu’un conservateur du patrimoine rattaché à une institution muséale ou culturelle. La différence, c’est que je suis libre de participer à des projets plus diversifiés et d’effectuer des missions pour plusieurs institutions en même temps. Cela me permet de travailler pour des communes qui n’auraient pas forcément la volonté ou le budget nécessaire pour mandater un conservateur du patrimoine à demeure. Je travaille aussi sur des projets comme celui du musée de la conserverie Alexis Le Gall de Loctudy, qui sont portés par une forte volonté politique à l’échelle locale.

 

 

sa notion de Patrimoine

Dans le cas du projet muséal de la conserverie Alexis Le Gall, je pense qu’on peut davantage parler de matrimoine que de patrimoine puisque la conserverie de Loctudy fut davantage une affaire de femmes. Quatre-vingt-dix pourcent du personnel de l’usine est féminin et le trio à la tête de la conserverie l’est également au deux tiers. En effet, aux côté d’Alexis Le Gall, son épouse Alice Bouville et sa fille Henriette Le Gall, ont participé à la gestion de l’entreprise familiale du début à la fin de son activité. Ce qui m’importe dans ce projet, c’est de restituer la mémoire de toutes ces femmes, que ce soit celle des ouvrières employées à l’usine mais aussi celle des deux patronnes. C’est très important de raconter cette histoire. La mémoire des hommes du littoral a déjà été racontée à maintes occasions au sein de différentes structures muséales. En revanche, ce n’est pas le cas pour la mémoire des femmes du littoral. L’une des rares représentations qui soit véhiculée à l’heure actuelle, c’est celle de la femme du marin pêcheur, qui attend le retour de son homme au bout de la jetée.

Avec ce projet, il est possible de raconter une autre histoire de la vie des femmes sur les côtes bretonnes. Ce projet muséal permet de raconter comment des femmes vivaient à terre et subvenaient aux besoins de leurs familles grâce à cette activité. Cela permet aussi de remettre les choses dans le bon ordre d’un point de vue historique. En effet, les conserveries ne se sont pas installées sur la côte parce qu’il y avait des pêcheurs. Ce sont les pêcheurs – originaires des terres – qui sont venus s’installer sur la côte et se sont lancé dans l’activité de pêche, parce que des conserveries s’étaient implantées le long du littoral. Bien entendu, les patrons et les investisseurs étaient des hommes, mais celles qui usaient leurs jupes sur les bancs des conserveries et qui se gelaient les pieds dans l’eau froide, c’était bien les femmes. C’est important de le souligner et c’est primordial de transmettre la mémoire de toutes ces travailleuses qui ont participé à l’économie autant qu’elles ont contribué à façonner l’histoire de ce territoire.

 

 

Son rôle dans le cadre du projet muséal

Je suis intervenue très tôt sur le projet muséal de la conserverie Alexis Le Gall. J’ai dans un premier temps été sollicitée avec Amélie Garrot-Hascoët pour rédiger le projet scientifique et culturel du musée. Nous avons rédigé ce document il y a 5 ans, à l’été 2016. Une partie de ce document fut consacré à la préfiguration du futur musée. Cette dernières s’est caractérisée par une réflexion autour de la forme administrative, juridique, économique et politique que devait prendre l’établissement.

Dans un second temps, nous avons toutes deux été mobilisées en 2018 sur le chantier des collections. Ce dernier a consisté à inventorier tous les objets du site industriel, qui avaient été classés aux Monuments Historiques. Dans le cadre de cette mission, nous avons également mis en place un protocole de conservation préventive (dépoussiérage, marquage, prise de vue photographique…etc).

Depuis ces deux premières missions, j’ai suivi l’évolution du projet tout au long des phases suivantes, que ce soit lors de la restauration des objets auprès de professionnels (ébéniste, spécialistes de machines à vapeur et sertisseuses) ou de l’élaboration de la muséographie. J’ai notamment rédigé l’ensemble des textes, intégrés dans la scénographie et les audioguides du musée. Pour cela, j’ai mené un travail de recherche archivistique et iconographique afin d’étoffer et d’illustrer le discours muséal. L’objectif était de pouvoir reconstituer l’histoire de la conserverie, au-delà des quelques témoignages dont nous disposions lorsque le projet a démarré.

Pour certains points historiques, il fut plus compliqué de retrouver des traces. Sur ce volet, j’ai collaboré avec l’historien Serge Duigou, spécialiste de l’histoire du pays bigouden et notamment de Loctudy. J’ai également sollicité des personnes ayant travaillé dans les conserveries bretonnes, soit à l’époque de fonctionnement de l’usine de Loctudy, soit à des époques ultérieures. J’ai aussi mobilisé sur ce sujet des membres de l’association des Amis de la conserverie Alexis Le Gall.

 

 

ses grands défis

Le grand défi au sujet de la conserverie de Loctudy concerne le fait qu’il s’agit d’un ancien site industriel de taille modeste, dont beaucoup d’objets ont été bricolés à partir d’éléments hétéroclites et disparates, mais dont le bâti ainsi que l’ensemble des objets s’y trouvant ont été classés aux Monuments Historiques. Ce classement implique de respecter une certaine procédure réglementaire – relativement stricte et rigoureuse – dans la façon d’aborder et de traiter le site et ses collections. En France, le respect du protocole relatif aux musées implique de trouver un juste équilibre dans ce traitement. Il faut savoir jusqu’où aller dans l’exigence et la rigueur à la fois éthique et scientifique, mais aussi dans le respect que l’on doit à ce patrimoine et à sa conservation, à savoir toutes les mesures préventives nécessaires pour prolonger la durée de vie de cet objet patrimonial. La conservation préventive se caractérise par une procédure réglementaire stricte, qui nécessiterait dans certain cas davantage de souplesse, notamment concernant les éléments constitués de « bric et de broc ».

 

 

son plus beau souvenir

Mon plus beau souvenir, c’est le moment où j’ai pénétré pour la première fois dans la conserverie, et l’émotion qui m’a étreinte. J’ai eu le sentiment d’entrer dans un lieu inaltéré par le temps, dans un joyau à l’état brut. Ce n’est que par la suite, qu’il m’est apparu que le lieu avait été remis en scène par son ancien propriétaire, notamment pour les Journées du Patrimoine dans les années 1990, et que plusieurs modifications avaient été opérées au cours du temps. Malgré cela, ma première impression, l’émotion que j’ai ressentie quand j’ai découvert la conserverie pour la première fois, est demeurée intacte.